Saturday, May 4, 2024

Le Traducteur en Lecteur

Dans un café situé non loin du musée Rodin, à Paris, je parcours laborieusement une petite édition de poche des sonnets de Louise Labé traduits en allemand par Rainer Maria Rilke. Pendant plusieurs années, Rilke a été le secrétaire de Rodin, et par la suite, devenu l'ami du sculpteur, il a écrit sur l'art du vieil homme un admirable essai. Il a habité quelque temps, dans l'immeuble qui devait devenir le musée Rodin, une pièce ensoleillée ornée de moulures de plâtre qui donnait sur un jardin à la française envahi par la végétation, où il songeait avec nostalgie à une chose qu'il pensait ne jamais pouvoir atteindre - une certaine vérité poétique que des générations de lecteurs ont cru, depuis, trouver dans son oeuvre. Cette chambre fût l'un de ses nombreux gîtes transitoires, d'hôtel en hôtel, et de château en château somptueux. "N'oubliez jamais que la solitude est mon lot, écrivait-il de chez Rodin à l'une des ses maîtresses, aussi transitoires que ses logements. J'implore tous ceux qui m'aiment d'aimer ma solitude." De ma table, au café, j'aperçois la fenêtre solitaire qui fut celle de Rilke ; s'il était là aujourd'hui, il pourrait me voir au loin, tout en bas, occupé à lire le livre qu'il devait un jour écrire. Sous le regard vigilant de son fantôme, je répète la fin du sonnet XIII:

       Er küfste mich, es mundete mein Geist 
       auf seine Lippen ; und der Tod war sicher
       noch süfser als das dasein, seliglicher.

       Il m'embrassait, mon âme se transformait 
       Sous ses lèvres ; et la mort était certainement 
       Plus douce que l'existence, plus bénie.

  Je m'arrête longuement sur ce mot seliglicher. Seele c'est l' âme : selig signifie "béni", mais aussi "débordant de joie", "bienheureux". Le comparatif, -icher, offre à ce mot plein d' âme, avant sa fin, quatre doux ricochets sur la langue. Il semble prolonger cette "joie bénie" donnée par le baiser de l'amant ; comme le baiser, il demeure dans la bouche jusqu'à ce que le -er expire sur les lèvres. Tous les autres mots de ces trois vers ont un son monocorde, isolé ; seul seliglicher occupe la voix pendant un temps plus long, refuse de lâcher prise.

Une Histoire de la Lecture, Alberto Manguel     

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