Qui pourrait affirmer que nos sociétés sont désormais égalitaires? Que la question est réglée, que les femmes jouissent d'un statut équivalent à celui des hommes, qu'elles ne sont pas sous-sujets, sous-citoyennes, sous-représentées dans les instances décisionnelles ? Avez-vous vu les photos de la table des négociations sur les retraites de Matignon ? Ou celles des discussions de paix sur la Syrie, l'Irak, l'Afghanistan ? Des hommes, des hommes, des hommes. En 2020. C'est consternant. Notre numéro de Sécurité sociale commence par le chiffre 2. Celui des hommes par le chiffre 1. Ce n'est évidemment pas un hasard/ Nous restons régulés au second rang, inessentielles derrère les essentiels.
Petite, je m'emportais en criant : "C'est pas juste !", indignée par les différences de statut et de privilèges entre garçons et filles, y compris au sein de ma famille. Eh bien, "c'est toujours pas juste", quatre-vingts ans plus tard. Cela reste une malédiction de naître fille dans la plupart des pays du monde, à tout le moins un manque de chance, et ce constat m'est douloureux. Comment se fait-il qu'il ne conduise pas à l'insurrection ? Comment se fait-il que cette injustice majeure qui touche un être sur deux sur la planète ne soulève pas une vague de fond de protestation ? Un peu partout dans le monde, les peuples opprimés finissent par se révolter contre les oppressurs ; et les esclaves par se libérer. Alors ? Pourquoi la cause des femmes ne mobilise-t-elle pas davantage ? Qu'attendent les femmes pour se lever et pour crier "Assez !" ?
Trop d'entre elles consentent à leur oppression. Cela paraît insensé, mais religion et culture se liguent depuis des siècles pour fonder ce consentement mû en complicité. Victimes d'enfermement, elles se laissent leurrer par les fleurs de leur maître, ses hymnes à la fée du logis, ses éloges à la déesse de leur coeur. Savez-vous ce que Freud lui-même écrivait à Martha, sa fiancée ? " Le destin de la femme doit rester ce qu'il est : dans la jeunesse, celui d'une délicieurse et adorable chose, dans l'âge mûr, celui d'une épouse aimée," En bien voyons ! Balzac était plus cynique : "La femme est une esclave qu'il faut savoir mettre sur un trône." On ne asurait mieux exprimer le piège tendu aux femmes. Le trône est une prison, elles le découvrent très vite mais s'y résignent, cherchant désespérément à y trouver quelque avantage pour éviter la blessure, sauver l'honneur, sauver leur peau, quitte à entretenir et reproduire le système. Complices, donc. Et c'est terrible. Le sort des femmes n'échappe pas à la règle qui perpétue les grandes oppressions de l'Histoire : sans le consentement de l'opprimé - individu, peuple, ou moitié de l'humanité -, ces oppressions ne pourraient durer.
Il faut donc casser ce système. Déciller les yeux. Obliger à chacun de regarder le monde tel qu'il est et non tel qu'il nous est raconté dans un narratif fallacieux, destiné à faire croire à une harmonie complémentaire entre les sexes. Ca suffit, la fiction ! Suffit, toute cette propagande véhiculée par les mythes, les rites, les grands classiques du cinéma et de la littérature, et jusqu'à peu l'enseignement. C'est elle qui à fait croire que le génie ne pouvait être que masculin puisque l'Histoire n'avait retenu que des noms d'hommes parmi les scientifiques et les artistes ayant marqué le temps. Une honte quand on sait combien de travaux de femmes (en musique, peinture, littérature) ont été gommés ou pillés par leurs maris, frères, compagnons. Songez à Clara Schumann, Alma Mahler, ou à cette pauvre Fanny Mendelssohn, pourtant si douée , à qui le père a ordonné : "Renonce à des triomphes qui ne conviennent pas à ton sexe et cède la place à ton frère." Et Colette, pillée par Willy ? Et Camille Claudel jalousée par Rodin ? Et les soeurs Morisot, Berthe et Edma, admirées par Manet qui a tout de même osé écrire : "Les demoiselles Morisot sont charmantes, c'est fâcheux qu'elles ne soient pas des hommes." Quelle misère !
Alors, oui, j'ai envie de dire plusieurs choses aux jeunes femmes qui préparent le monde de demain.
D'abord, soyez indépendantes économiquement. C'est une règle de base. La clé de votre libération, le moyen de sortir de la vassalité naturelle où la société a longtemps enfermé les femmes. Comment devenir au être de projets si l'on demeure assujettie au pouvoir d'un "protecteur" ? Comment vivre la vérité d'une relation amoureuse si l'on est entretenue et contrainte, en cas d'insatisfaction sexuelle, de feindre le plaisir puisque le seigneur et maître est exclu ? Comment être libre d'exister, de choisir, de fuir en case de violence, si l'on est dépourvue de moyens, de métier, de relations sociales et de l'estime de soi que procure l'indépendance économique ? Ce conseil peut paraître superflu aux jeunes filles qui préparent leur bac et entendent travailler. Je leur parle d'expérience, et en tant qu'avocate des femmes depuis plus de soixante-dix ans. Sachez qu'à la première crise économique, c'est le travail des femmes qui est toujours remis en cause. Ce sont elles, les premières victimes du chômage. Elles, les plus mal payées et le plus gros contingent (deux tiers) des smicards. Elles, à qui l'on propose en priorité le temps partiel, abusivement appelé "temps choisi" alors qu'il est un choix que pour une infime minorité d'elles. Alors ayez de l'ambition, développez de grands rêves mais ne perdez jamais de vue l'exigence primordiale de l'indépendance.
Ensuite, soyez égoïstes ! Je choisis ce mot à dessein. Il vous surprend ? Tant pis. Les femmes ont trop souvent le sentiment que leur bien-être doit passer après celui des autres, les parents, les enfants, les compagnons, le cercle professionnel et familial. Elles craignent de s'imposer, d'exiger, de révéler leurs envies ou ambitions, de se mettre clairement en avant. Ce n'est pas qu'elles soint naturellement modestes. C'est juste que l'Histoire leur a dicté cette attitude de réserve, voire de retrait : une femme ne doit pas faire de bruit, ne pas déranger, ne pas se faire remarquer, ne pas avoir l'esprit de compétition, ne pas chercher la gloire. Ca c'est réservé aux hommes. Mais rebellez-vous ! Pensez enfin à vous. A ce qui vous plaît. A ce qui vous permettra de vous épanouir, d'être totalement vous-mêmes et d'exister pleinement. Envoyez balader les conventions, les traditions et le qu'en dira-t-on. Fichez-vous des railleries et autres jalousies. Devenez prioritaires.
A cela, j'ajoute : refusez l'injonction millénaire de faire à tout prix des enfants. Elle est insupportable et réduit les femmes à un ventre. Dépossédées de tout pouvoir, elles n'ont longuement eu droit qu'à ce destin : perpétuer l'humanité. Et malheur aux femmes stériles (qu'on ne se privait pas de répudier) ou au choix de la "nullipare" : il était incompréhensible, sinon répréhensible. La "mère" était souveraine. La littérature, les conventions sociales, la publicité, les lois en ont créé un stéréotype, que l'on met sur un piédestal, auréolé de son abnégation et de son oubli d'elle-même. On méprise la femme, mais on vénère la mère, dont l'enfant devient l'ornement. Je me souviens combien, lycéenne, j'avais été frappée par l'évocation de la mère des Gracques montrant fièrement ses fils : "Mes bijoux, les voici." Leur éclat devait rejaillir sur elle qui leur avait consacré son temps, ses soins, toute son énergie, allant jusqu'àu sacrifice de sa vie personnelle. Mère exemplaire par excellence.
J'ai moi-même enfanté. Par trois fois. Ce n'était pas par conformisme ni besoin de substitut. Mais par curiosité. Une curiosité insatiable, trait fondamental de mon caractère. Une curiosité féministe : je voulais savoir ce que grossesse et accouchement provoqueraient dans mon corps et dans ma vie de femme. Aurais-je encore envie de lire des nuits entières ? De faire l'amour ? D'écouter de la musique ? Pourrais-je travailler, plaider, interférer avec les autres ? Porter et mettre au monde un enfant me semblaient l'ultime expérience de mon destin biologique. Il fallait que je le vive plutôt que de le lire pour le théoriser. Et puis je l'avoue, je désirais une fille. Chaque fois. De toute mon âme. C'eût été si intéressant ! Quel défi pour une féministe ! Elever une fille dans un monde régi et pensé par les hommes. L'éveiller à ses dons, lui révéler sa force et lui donner confiance. Incarner la femme libre qu'elle aurait été plus tard. Lui offrir en somme tout de dont Fritna m'avait privée. Fritna que j'adorais et qui ne m'aimait guère. Fritna qui roucoulait : "Mon fils, mon fils !" mais me refusait toute étreinte et le moindre baiser. Fritna, ma mère, dont j'ai tant quêté le regard et que j'implorais encore, à 60 passés : "Pourquoi maman ? Pourquoi tu ne m'as jamais aimée ?"
Eh bien j'affirme que la maternité ne doit pas être l'unique horizon. Et que l'instinct maternel est un immense bobard à jeter aux poubelles de l'Histoire. Je n'y ai jamais cru. La vie n'a fait que confirmer mes intuitions. Alors j'insiste : soyez libres ! La maternité n'est ni un devoir ni l'unique moyen d'accomplissement d'une femme. Elle mérite réflexion, considération, sans aucune autocensure : pourquoi faire un enfant ? SAuver le monde ? Se reproduire ? Laisser une trace ? Ce doit être une décision prise en liberté, et en responsabilité, hors pressions bibliques ou conditionnement social. Un engagement réfléchi et lucide.
Gisèle Halimi avec Annick Cojean, "Une farouche liberté", 2020