Adèle m'emmenait parfois à l'église de Montrouge où je faisais les mêmes gestes qu'elle... des gestes qui ne me semblaient pas être bien différents de ceux qu'exige la simple politesse... la main plongée rapidement dans le bénitier, l'automatique signe de croix, la brève esquisse de génuflexion en passant devant l'autel... elle aurait été très choquée si je ne l'avais pas fait, comme elle l'aurait été si je n'avais pas dit "Au revoir Madame" en sortant d'une boutique... ou si je ne m'étais pas effacée dans une porte... Il m'était impossible d'imaginer... malgré tous les actes de piété accomplis rigouresement et très fréquemment par Adèle, elle allait souvent à l'office de six heures du matin, ne manquait jamais la messe un dimanche... je ne pouvais pas lui attribuer la moindre parcelle d'une vie spirituelle, un sentiment quelconque de l'existence possible de quelque chose qui n'était pas sur terre, par terre, au ras de terre où elle vivait.
- Mais toi-même, quand tu priais...
- C'était plutôt de la superstition... je récitais "Notre Père qui êtes aux Cieux" ou "Saint Marie, mère de Dieu"... comme je touchais du bois pour détourner le mauvais sort, ou avec le vague espoir qu'ainsi je recevrais ce que je désirais...
Avec grand-mère à l'église russe de la rue Daru, je me prosternais front contre terre auprès d'elle, je faisais le signe de croix, cette fois pas comme avec Adèle, de gauche à droite avec ma main ouverte, mais de droite à gauche avec mon pouce appuyé contre deux doigts.
Je ne sais si grand-mère était vraiment croyante, je crois qu'elle allait à l'église les jours de fête pour prendre part à des rites qu'elle aimait, pour retrouver sa Russie, s'y replonger, et moi je m'y replongeais avec elle... je retrouvais la chaleur, la lumière d'innombrables cierges, les icônes dans leur châsse comme une dentelle d'argent ou d'or éclairées par les flammes des petites veilleuses de couleur, les chants... une ferveur répandue sur tout et en moi comme une exaltation très douce et calme que j'avais déjà ressentie... était-ce à Pétersbourg ou encore avant, à Ivanovo...
- C'est étrange qu'à cet âge-là jamais ne te venait l'idée que de ces religions n'étaient pas celles de tes ancêtres... que jamais personne ne t'en avait parlé...
- Ma mère ne voulait pas le savoir... je crois qu'elle n'y pensait jamais. Quant à mon père, il considérait toutes les pratiques religieuses comme des survivances... des vieilles croyances dépassées... il était "libre penseur" et pour lui comme pour tous ses amis le fait même de mentionner que quelqu'un est juif ou ne l'est pas, ou qu'il est slave, était le signe de la plus noire réaction, une véritable indécence...
Je n'ai jamais entendu dire d'un ami qui venait à la maison qu'il était autre chose que russe ou bien français. Et à l'école même cette notion de Russe ne semblait pas exister, tous les enfants d'où qu'ils fussent venus étaient considérés comme de bons petite Français. Je ne me souviens pas qu'on m'ait posé aucune question, visiblement les idées de différence de race ou de religion n'entraient dans l'esprit de personne.
Mon père me laissait aller dans toutes les églises où l'on m'emmenait... peut-être se disait-il que ces belles cérémonies ne pouvaient que laisser à un enfant de beaux souvenirs, et il ne cherchait pas plus à me détourner de Dieu, du Christ, des saints, de la Sainte Vierge, qu'il ne m'avait empêchée d'adresser des prières au Père Noël.
Mais plus tard, chaque fois qu'était soulevée cette question, j'ai toujours vu mon père déclarer aussitôt, crier sur les toits qu'il était juif. Il pensait que c'était vil, que c'était stupide d'en être honteux et il disait : Combien d'horreurs, d'ignominies, combien de mensonges et de bassesses a-t-il fallu pour arriver à ce résultat, que des gens ont honte devant eux-mêmes de leurs ancêtres et se sentent valorisés à leurs propres yeux, s'ils arrivent à s'en attribuer d'autres, n'importe lesquels, pourvu que ce ne soient pas ceux-là... Tu ne trouves pas, me disait-il parfois, beaucoup plus tard, que tout de même, quand on y pense... - Oui. je le trouvais...